Moi, spectateur, 2011, 71' de Myriam Renouard et Gérard Cohen

vu au Festival "Traces de Vie", Clermont Ferrand, novembre 2011

Dialogue filmé de André S. Labarthe avec lui-même. Citations, exactes ou approximatives : A propos de cartons, de boîtes, de jumelles de théâtre, "des choses comme ça, ça m'intéresse. Je m'amuse à cultiver les obsessions.

Un cinéaste, c'est quelqu'un qui arrive à faire un plan qui déroute. Le Réel au cinéma, qu'est-ce que c'est ? Il faut manipuler (ce qu'on filme) pour qu'il soit là. La danse doit être manipulée pour être là, dans le film. Dans la fiction, il arrivera quelque chose aux objets, donc il m'arrive quelque chose. Le but est de faire exister. Ce n'est pas le but à viser, mais si le spectateur sort avec quelque chose, une sensation, un sens, c'est lui qui se met à exister. Dans l'Atalante, par exemple, il y a l'émotion et ensuite la compréhension. On essaie de les opposer, mais en fait la sensibilité est une forme aiguë de l'intelligence.

Au moment du tournage, je veux sentir en moi le prolongement du sommeil, l'association de mes idées. J'ai envie de me fier à la personne qui dort en moi. J'essaie de trouver la trace d'un sommeil qui se prolonge.

Je n'ai pas envie de solutions toutes faites. Dans les écoles on apprend une catalogue de solutions. Je refuse des solutions toutes faites. Tant pis, il n'y aura peut-être rien. Il faut prendre le risque. Il y a une phrase de Valéry : dans le métier de philosophe, il est essentiel de ne rien savoir. Si j'ai trop préparé, ce ne sera pas bon. Il faut laisser sa part au hasard. Le tournage, c'est un plongeon, un mélange de danger, d'angoisse et de plaisir. Ce qui me fait le plus peur, c'est la maîtrise, la réponse à tout. L'homme politique a la réponse à tout. L'artiste n'a la réponse à rien. On est envahi par les professionnels et les salariés de la vie intellectuelle.

Le problème central d'un film ou d'un livre, c'est de faire exister le spectateur ou le lecteur. Dans le choix d'un plan ou d'un cadre, si je sens quelque chose, c'est le spectateur ou le lecteur qui est là. On est double, celui qui fait, celui qui regarde. L'artiste crée un champ de forces pour que le spectateur puisse faire du sens. Le rôle des artistes est de faire quelque chose où du sens apparaît. Si on pense au spectateur, du sens va jaillir.

L'idée doit être liée à une sensation. Il faut avoir des idées mais il ne faut pas y tenir. Le but ce n'est pas de produire des idées. Les idées arrivent toutes seules. Elles peuvent être choquantes ou mal élevées, il ne faut pas les refuser, il ne faut pas trier d'un point de vue moral.

Goethe parle de circonstances, de hasard. Qu'est-ce qui n'est pas de circonstance ? Dans un monde ou tout co-existe, je passe mon temps à faire beaucoup de choses, mais en même temps j'essaie d'être dans un temps vide, un temps où tout est possible, même un miracle. Le producteur ne doit pas entrer dans le projet, il parlera tout de suite en termes de but. Il n'y a pas de but. Si je demande à quelqu'un de faire quelque chose, ça ne sert à rien. Il faut tout effacer pour être de nouveau disponible. Après, je peux reconnaître le but, mais seulement après. Le cinéma intentionnel ne m'intéresse pas. J'aime bien avoir le sentiment que l'idée vient de surgir juste avant la réalisation. C'est difficile de faire quelque chose sans intention. Quand quelque chose devient un but, c'est fini. Il faut pouvoir changer d'envies. La passion ne peut pas être articulée comme un but. En même temps j'aime bien sentir que cela tient à un fil. Il faut faire le deuil de ce qu'on n'a pas fait la veille. Le travail est toujours en retard sur ce qu'il faudrait faire. Demain on fera autre chose, mais c'est normal, je serai une autre personne. Il ne faut pas nier le temps qui passe, si on veut laisser vivre cet instant.

Dans les films qui me plaisent, on assiste à la naissance des idées. Comme dit Artaud, si on a besoin de finir, on fixe un jour, et on arrête. Il faut vouloir ce qui est là, sinon on va de déception en déception. Parfois il faut faire croire que je sais ce que je veux, c'est une illusion pour l'équipe. Mais en fait, on fait un film pour savoir où on va. On découvre les raisons au fur et mesure. On ne peut pas apprendre à faire face à la même situation, à chaque fois c'est la première fois."

Film qui combine des astuces de dédoublement – un Labarthe qui parle, un Labarthe qui écoute, un Labarthe en chemise jaune, un Labarthe en chemise bleu – pour transformer une longue leçon d'anarchie créatrice, en vertige visuel et sonore. Belle réussite. Et ultime beauté, projeté juste avant "Blue Lady Revisited" dont la dernière séquence est précédée par une image d'un réalisateur – Labarthe – qui figure son abandon, son ras-le-bol ou son impuissance, son acceptation du fait qu'il faut laisser les éléments du film qu'il a mis en marche se débrouiller pour finir tout seuls.

+