Bénies soient les corvées,

Aline Deforge et Emmanuel Presselin, Autoproduction, 2011, 62'


Cette visite en observation-participation dans un abri pour SDF à Alomosa, Colorado, USA - une sorte de "Resto du cœur" à l'américaine - apparaît comme une belle captation de paroles, scènes, rencontres, corvées partagés par cinéastes et usagers filmés à hauteur d'homme et avec une vibrante empathie au pied des Rocheuses.

Deux choses le rendent problématique. D'abord, c'est précisément l'Amérique. Et l'Amérique étant l'Amérique, Dieu est partout. Alors, si je veux bien admettre la fascination que peut exercer un Dieu transcendant, une force mystique qui attire le regard et l'intelligence vers l'immanent, autant le Dieu "grillon parlant" en vogue chez les protestants de l'Amérique du nord m'insupporte au plus haut point. On a l'impression d'un pays de Pinocchios qui n'arrêtent pas de mentir et de se mentir, tout simplement parce que cela exige moins d'effort que de penser. Le film fait étal de tous les bons sentiments accompagnés par leurs pendants – les méchantes culpabilités – qui pourrissent les rapports entre les bénévoles issus des classes moyennes et les pauvres, soit des accidenté/e/s de la vie, soit des travailleurs saisonniers. A deux ou trois reprises dans ce film, on remercie DIEU pour la mauvaise nourriture récoltée auprès des supermarchés locaux qui vident leurs rayons de tous leurs mauvais produits proches des Dates Limites de Consommation, ainsi se donnant bonne conscience. Dans le "dumbing down" (abêtissement culturel général) auquel nous assistons depuis trente ans dans les démocraties dites développées (sujet d'une réflexion qui mérite d'être poursuivie), le retour en force de Dieu, aux Etats-Unis a un impact important. La religion sert d'écran et de miroir aveuglant. Auto-responsabilisant, culpabilisant à l'extrême, elle empêche l'individu de se penser comme élément d'un système ; il devient impossible de se penser comme faisant partie d'un groupe et a fortiori d'une classe. Premier problème. Le film démontre un système d'aliénation idéologique d'une telle puissance et prégnance qu'elle devient invisible, elle est devenue l'horizon intellectuel des citoyens.

Deuxième problème, c'est l'attitude des cinéastes face à tout cela. On a l'impression d'avoir affaire soit à des clones de Pinocchio en train de faire de la publicité pour le jardin des miracles, soit à deux benêts qui ne se rendent pas compte de ce qu'ils donnent à voir. Ils sont beaux et sympathiques, par ailleurs. Et courageux. Faire un film autoproduit qui maintient l'intérêt sur une durée de plus d'une heure indique à la fois de la volonté et du talent. Mais, à écouter leurs discours, et surtout à constater l'absence absolue de distance par rapport à ce qu'ils filment, on ne peut que noter qu'ils cherchent à faire propagande en France pour le système de "bénévolat" à l'américaine, un système qui permet peut-être à cet abri d'exister, comme à tant d'autres gérés par l'Armée du Salut ou d'autres églises ou sectes. Mais avec une absence totale de conscience que ce bénévolat, ces "corvées" du titre, sont gangrenés par le fatras idéologique et religieuse qui les sous-tend. Dans ce cas, comme dirait l'autre, le bénévolat ne fait pas partie d'une quelconque solution, il fait plutôt partie du problème.



Emmanuel Presselin a tenu à répondre à cette critique de leur film.



Quelle charge !


Eh oui. Montrer quelques chose de positif, ça gène. C'est louche, suspect. Ou alors complètement naïf ! En plus si cela vient du Grand Satan américain... Eh bien pourtant ce foyer américain est une institution remarquable, qui offre un service précieux et irremplaçable dans une communauté isolée. Et c'est d'humanisme dont il s'agit ici. Pas de religion. Il faut être sacrément obtus pour ne pas l'avoir compris ! 

Evidemment il y a 2 scènes de bénédiction de repas, alors ça y est, on a tout compris : c'est encore un coup des églises américaines, des évangélistes . Eh bien non. Le foyer est un endroit 100% laïc, géré par des laïcs. Les volontaires qui donnent leurs temps et quand nous avons filmés, étaient non-croyants pour la plupart, et athées militants pour certains. Les dons ne viennent pas d'églises. Certes, il y bien de temps en temps quelques méthodistes qui viennent donner un coup de main... Est-ce mal ? Et parmi les SDF accueillis, on trouve plus de mécréants que de bons protestants... Bien peu de grenouilles de bénitiers dans cet endroit, en somme. 

Le service rendu par le foyer est énorme. La dimension humaniste et familiale du lieu sauvent des vies. Ici, les personnes reprennent pieds parcequ'elles sont accueillies, écoutées, aidées. Est-ce condamnable ? Quelque soit le point de vue sous lequel on observe cet endroit, on ne peut que constater à quel point cette initiative est positive. En tant que "bons français dépositaires d'un sens aigu de la critique", nous avons cherché la faille, le manque. Il y aurait bien sûr des choses à redire, des éléments dont on pourrait débattre, mais nous avons choisi de monter ce foyer dans sa dimension humaniste. C'était tout simplement rendre justice à ce lieu.
 
Pas de naïveté dans ce film. Je vous assure que montrer les Etats-Unis sous un jour positif est un véritable acte de bravoure en pays gaulois ! Je crois que de nos jours, le véritable engagement, la véritable audace, c'est de savoir reconnaitre contre vents et
marées et à rebours des idéologie réductrices, la vraie valeur de certaines initiatives. Non, les Etats-Unis ne concentrent pas à eux seuls tous les maux et les déviances de la planète. Non, la religion ne peut pas être l'unique grille d'analyse de ce pays. Non, le profit n'est pas l'unique motivation des américains. Oui, l'altruisme désintéressé existe aussi là-bas. Nous avons pris la fâcheuse habitude de ranger le monde dans nos petites cases de cerveau. Les Etats-Unis occupent les cases Capitalisme, Fanatisme, Obésité. C'est tellement bien comme cela, facile, rassurant et valorisant pour notre petit ego franchouillard. Et pourtant, il ne suffit que de quelques semaines sur le terrain pour s'apercevoir, une fois de plus, que ces clichés sont bien réducteurs... Alors je n'aurais qu'un conseil : partez, voyagez, impliquez-vous, forgez-vous une opinion basée sur l'expérience, c'est la seule qui compte !

Bon voyage ! (ils ne sont pas si terribles)
Emmanuel Presselin
Réalisateur