Notes sur le festival "Hot Docs",

Toronto, April 24 - May 4, 2014

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Je suis allé à Toronto ce printemps pour le festival documentaire "Hot Docs" avec plusieurs idées en tête. Certaines ne concernent pas spécialement le lecteur - le désir de me replonger dans la ville où j'ai grandi et où j'aurais pu mener ma vie, le plaisir de renouer avec d'anciennes et solides amitiés. Mais explicite aussi était le désir de redécouvrir la situation du documentaire canadien et notamment de voir l'évolution des styles et des recherches dans la production actuelle.

Le documentaire occupe une place probablement égalée nulle part ailleurs dans la production culturelle du pays. D'un certain côté, le documentaire est LA contribution nationale au cinéma mondial. Pour des raisons historiques et économiques, le cinéma de fiction au Canada est toujours resté un nain à côté de celui du géant américain. Et même si les Québécois ont une barrière linguistique pour les protéger, leur cinéma de fiction n'a pas été la forme privilégiée d'expression de leurs aspirations nationales : rôles joués plutôt par le théâtre, le roman, la poésie, la chanson. Le Canada par contre, à cause de sa diversité régionale, sa taille géographique et la volonté politique de son élite de forger un pays d'une enfilade de centres de peuplement distincts traversant tout un continent, le cinéma documentaire a été chargé, presque officiellement, de faire exister l'âme nationale. Il y a deux organismes étatiques - l'Office national du film et Radio Canada - qui historiquement fournissent l’infrastructure nécessaire pour une production régulière. Et le cahier des charges des deux organismes met l'accent sur la nécessité de faire connaître les Canadiens les uns aux autres, faire communiquer et exprimer à travers des milliers de kilomètres les séparant, les êtres humains dans la diversité de leurs expériences concrètes.

D'où une interrogation vive au début du festival. Depuis des décennies les budgets et les moyens matériels et humains dont disposaient ces deux organismes sont rognés régulièrement. Depuis les années 80, le Canada est un pays qui, ayant embrassé le libre échange avec les États-Unis, tient la rigueur financière et la réduction des déficits de l’État pour dogmes politiques. Chez une grande partie de l'opinion, l'enrichissement n'est conçu que sous l'unique angle de la consommation privée et individuelle, et l'augmentation des impôts est un tabou. Le gouvernement fédéral au pouvoir depuis 2006 est complètement imprégné de cet état d'esprit, considère les organismes de production nationaux comme des foyers d'ennemis déclarés et semble viser activement leur destruction. Dans ces conditions, que reste-t-il du cinéma dit "national", le documentaire de recherche, d'interrogation sociale et politique que le marché n'affectionne guère et ne veut en aucun cas financer ?

La communication du festival avait attisé quelques craintes. Courriel après courriel, l'accent était mis sur l'importance des rencontres professionnelles et industrielles. La prégnance du modèle américain de dramatisation quasi-fictionnelle vue dans certains documentaires canadiens récents me rendait appréhensif. Je craignais une sorte d'aplatissement de la recherche au service des exigences commerciales des diffuseurs et de leurs préconceptions abêtissantes de médiamétrie quantifiable. J'avais partiellement tort. Partiellement. Il y avait suffisamment de cinéma en vue dans le festival pour pouvoir se dire que l'hégémonie du discours commercial n'était pas total et que des poches de résistance persistent. Voici quelques notes sur les films vus dans l'ordre de leur visionnage.


Mission Blue, USA, Robert Nixon, Fisher Stevens. 95 minutes 

Docubiographie de Sylvia Earle, biologiste aquatique et militante déterminée du mouvement pour "Sauver nos océans". Rien à dire si ce n'est que la cause est évidemment juste, le personnage principal évidemment admirable et le musicien mérite d'être déchiqueté dans le clavier de son synthétiseur. La mise en scène est "rythmée", comme on dit, et d'une effroyable banalité télévisuelle. Les scènes sous-marines sont spectaculaires comme il se doit mais horriblement bruyantes avec des tonnes de violons et des coulées d'accords à chaque plongée. Le silence, ça n'existe pas dans l'océan ? Et puis la dernière scène nous laisse sur un questionnement d'éthique artistique. Les coraux meurent malgré leur mise sous protection dans un grand parc maritime australien. La faute ? Ce n'est pas dit dans le film, mais c'est l'acidification des océans dues à l'augmentation du CO² dans l'atmosphère. Ça c'est nous. Notre responsabilité. Il paraît que les réalisateurs ne voulaient pas aborder ce sujet parce qu'il aurait alourdi un film déjà pesant d'informations. Dommage que le public (dans leur conception) soit si stupide. Il y a encore moins d'espoir que les choses changent si les documentaristes apprécient l'intelligence de leurs spectateurs à si vil prix.


Absences, Canada, Carole Laganière, 75 minutes

La beauté de ce film est dans le lien, l'articulation, le montage. La juxtaposition avec le court métrage qui le précédait - "Dimanche, nous verrons" de Sophie Jacques - était curieuse. Celui-ci propose une rencontre affectueuse avec un bonhomme de soixante-dix ans qui, au cœur de Bruxelles, ne peut pas s'empêcher de remplir, de combler, de récupérer tout jouet qui lui tape dans l’œil. Le résultat, un fatras auquel il tient comme à la prunelle de ses yeux, et qui a donné naissance à un véritable musée au cœur de la ville. Mais l'entreprise est condamnée, on le voit bien, par l'âge du bonhomme, par la prise de pouvoir sur les lieux imposée par un "conseil d'administration", par d'autres critères de gestion que le coup de cœur qui se font pressants. Là aussi, il y a eu manque, et une vie passée dans une tentative désespérée à la combler.

Dans le film de Carole Laganière, il s'agit non pas d'une mais de quatre histoires : la cinéaste face à la disparition progressive de la mémoire de sa mère sous l'influence implacable d'un Alzeimer qui avance ; Nathalie, jeune femme qui a perdu sa sœur, disparue un jour sans traces dans les rues de Toronto ; Inès, jeune femme qui retourne à Dubrovnik, scène de son enfance et de la guerre qui l'a chassé à la fois de sa terre natale et de sa mère ; et Daniel, photographe, écrivain, qui voyage et écrit, voyage et photographie, dans cette Gaspésie où il aurait pu avoir une famille si son père ne l'avait pas entraîné dans sa rupture. La beauté du film vient de son calme, sa retenue, et l'élégance de son montage. Ce sont les sutures entre les histoires qui font respirer la quête de l'absent, thématique qui unit. Puis, il y a assez de temps dans ce long métrage pour permettre à quelques scènes de surprendre par leur respiration interne : Inès rencontre par hasard dans les rues croates un homme qui la connaissait il y a vingt ans, gamine, l'émotion d'une rencontre non pas soulignée mais accompagnée, témoignée ; Nathalie disparaît d'un taxi pour s'enfoncer dans un strip-club afin d'enquêter sur sa sœur ; son absence dure assez longtemps pour qu'un malaise s'installe - est-ce qu'elle n'est pas en risque elle-même dans cette quête qui nous paraît dès le départ obsessionnelle et désespérée. Un bel exemple d'un cinéma de recherche, un cinéma de point de vue personnel. Et un courageux parti-pris anti-télévisuel dans son déploiement, appuyé par un magnifique et discret travail sur le mixage son et l'accompagnement musical.


Pine Ridge, Danemark, Anna Eborn, 77 min

Parmi la pléthore de films faits par les américains ou sur l'Amérique que j'ai volontairement ignorée, j'ai vu celui-ci parce qu'il promettait une rencontre proche avec la vie quotidienne d'un groupe d’Amérindiens dans leur réserve, drôle de nom pour un lieu situé quelque part entre un pays et un camp. Cela commence avec une longue séquence de nuit dans le parking d'une station service. Des jeunes guettent, quémandent, commentent les voitures et les gens qui passent. Des dissonances visuelles déjà présentes entre la jeunesse des êtres et les capacités humaines déjà abîmées - l'influence de l'alcool, de la colle, de drogues se laisse deviner, une proximité trop fréquente avec le vol aussi. Au bout d'une dizaine de minutes on arrive dans une maison préfabriquée en bois aggloméré, une maison triste et pauvre dans laquelle une jeune femme se bat pour organiser une vie régulière pour ses deux enfants et leur chatons. La caméra laisse la vie de la famille s'installer. Puis nous voici autour du cimetière et d'un petit musée artisanal. Un couple d'Américains lourds et gras, classe moyenne on le suppose, curieusement isolé, visitent le cimetière où sont enterrés les morts du combat de "Wounded Knee", car cette réserve a la particularité d'abriter le peuple Oglala Dakota, victime du massacre du 19ème siècle, et héros du moment de résistance aux forces de police en 1973. Il ne sera pas question de cette histoire dans le film, mais le musée existe comme décor qui sert de rappel. Coupe. Chez une famille de blancs, deux fils et leur père, qui partent s'entraîner à tirer au fusil un beau soir d'été. On comprendra dans la discussion - c'est une information manquante au film - qu'ils habitent eux-aussi sur les terres de la réserve. Coupe. Un groupe de jeunes gens batifolent autour d'un étang dont l'eau est d'une pureté douteuse pour ensuite s'exercer à dompter des chevaux sauvages et s'engager dans un rodéo où les jeunes hommes se mesurent à monter des taureaux, espérant en sortir sans os cassés et avec quelques sous en proche. Ce sera loupé. Coupe. Le film tisse son portrait à facettes multiples à la manière d'un kaléidoscope. Une danse filmée contre la terre sèche et rugueuse semble vouloir indiquer une âme culturelle encore vivante, sauf que la danseuse est curieusement solitaire. Alors le travail de Mme Eborn, jeune suédoise munie de tous les bons sentiments caractéristiques d'une petite bourgeoise européenne, permet effectivement de s'approcher de la réalité vécue dans un de ces endroits appelés "réserves". Et on se dit que c'est le tiers monde au premier monde, îlot de pauvreté et de lutte au milieu d'une société gorgée d'opulence, sauf qu'il y manque l'énergie, la vitalité, l'énorme et magnifique sens de débrouille qui règne dans les grandes villes du tiers monde. Semble y flotter une déprime culturelle centenaire et dont, malgré les soubresauts des cinquante dernières années, on a du mal à sortir.



Que ta joie demeure / Joy of Man's Desiring, Canada, Denis Côté, 75 minutes

Une série de tableaux sur des lieux de travail industriel : un atelier de presse métallique, une blanchisserie industrielle, une menuiserie fabriquant des meubles. Les plans cinéma sont en effet souvent des tableaux, des vues larges où les machines dominent, l'homme réduit à la taille d'un accessoire, soigneusement cadrés et rigoureusement tenus. Ces plans sont accompagnés aussi de plages de bruit, des plans sonores d'intensité parfois extrêmement forte. Les hommes qui travaillent portent des casques qui protègent les oreilles. C'est vrai que l'expérience pour nous cinéphiles est plus éphémère, les décibels s'accumulent dans un vacarme de musique concrète. Les plans-machines sont introduits et coupés par des plans-humains. Le début est magnifique. Une femme, qui se révélera ouvrière dans l'atelier de blanchisserie plus tard, nous invite en regardant par dessus son épaule et vers le bas, à l'accompagner dans un voyage et on ne sait pas si le voyage est sentimental, sexuel ou la découverte d'un lieu ; l'ambiguïté est puissamment tenue. Plus tard, un ouvrier africain, nous avons déjà vu que les hommes cachés dans leurs vêtements de protection contre la toxicité de la peinture sont noirs, se lance devant ses collègues dans la narration d'un conte, un conte africain comme on les aime, mettant en avant un petit garçon qui échappe à une tentative d'extorsion de travail gratuit prouvant qu'il est plus malin et plus rusé que son exploiteur. Plus loin, le plus touchant, ce plan d'une femme effondrée, assise par terre devant une machine, priant Dieu ou on ne sait quel maître ou maîtresse du destin de lui donner un travail, n'importe quel travail mais un travail. Et puis le bruit cesse, nous sommes dans un atelier de menuiserie. Un homme d'un certain âge, nous n'en saurons pas plus, corrige dans une tranquillité irréelle des défauts sur des planches de meubles, puis à coups d’agrafeuse, les assemble. Et doucement des hauts parleurs de la radio allumée sur le rebord d'une fenêtre filtre une version du célèbre cantique de la cantate BWV140 - "que ta joie demeure". C'est un très beau travail, d'une grande maîtrise esthétique - image et son - de bout en bout. S'il s'y glisse une interrogation, c'est sur l'usage du temps et la nécessité du film. On aurait pu imaginer ces plans éclatés, les uns jouxtant les autres dans une installation partagée entre plusieurs pièces, plusieurs murs. Le spectateur déambulerait entre les séquences, ferait pause pour écouter telle ou telle séquence parlée, choisirait lui-même son assemblage de décors pour modifier le vécu de l'expérience. A la première vision, on a du mal à capter un "développement" dans la ligne narrative, et donc on a du mal à capter la nécessité de faire de cette œuvre un film. Il ressemble par moments à un bloc sculptural projeté. Un film est malgré tout un récit qui se déroule le long d'une durée fixée unilatéralement par le cinéaste. Et donc se pose la question de la pertinence de le projeter sur un écran unique dans une salle noire devant un public soumis à un rythme imposé par le montage. Sinon, précisément pour la grande attention qu'il exige et pour les questions intéressantes qu'il pose, ce fut mon film préféré du festival.


Guidelines / La marche à suivre, Jean-François Caissy, 76 mn et

The Sower / Le Semeur, Julie Perron, 71 mn


Ces deux films témoignent de la vitalité du jeune cinéma québécois. Les deux cinéastes n'ont pas atteint, on a bien l'impression en les regardant, l'âge de 30 ans et chaque film est une démarche de recherche qui, à défaut d'être complètement originale, est aboutie comme peut l'être le travail d'apprentis qui grandissent dans l'atelier et l'ombre de leurs maîtres. Pour Caissy, le maître est Raymond Depardon. Son étude sur la vie d'un collège dans une petite ville gaspésienne est marquée par l'oeil photographique et le fort sens de théâtralisation du cadre caractéristique du maître. Le "sujet" lui-même, le conflit entre l'esprit de rébellion et l'énergie anarchiquement contestataire des jeunes face à la rigueur et les contraintes imposées par une institution, rappelle les études depardoniennes sur la justice ou la psychiatrie en France. La présence-absence du cinéaste qui se dispense de tout commentaire, de toute voix off, laisse apparaître ce que le cadre permet de capter ; nous sommes dans une posture d'observation empathique mais non interventionniste tout à fait reconnaissable. Est-ce que le film "va" quelque part ? Non, et ce n'est pas sa mission. Lorsqu'on regarde ces jeunes brûler du caoutchouc probablement par pur ennui et dans un entêtement et une répétition stupides et obstinés, le film nous place dans la posture de celui qui regarde obligé d'examiner par la durée imposée sa propre réaction, voire sa propre irritation. Donc la caméra force le spectateur à considérer sa réaction au spectacle, et à prendre conscience de l'artifice de la mise-en-scène, le rôle potentiellement provocateur et actif de la présence de la caméra. On fait le bouffon, puisque la caméra est là. Mais en toute probabilité, on ferait le bouffon, même sans la caméra. C'est malin et bien mené.

Julie Perron s'inspire plus du cinéma direct et de ses adeptes qui, nationalement s'appellent Michel Brault et internationalement Denis Gheerbrandt ou Jean Rouch. A l'encontre du film de Caissy, l'image est presque entièrement tournée à l'épaule. Et nous suivons le déroulement des saisons dans la vie de l'artiste-agriculteur sujet du film dans une volonté d'accompagner, de s'approcher, de faire connaître dans une spontanéité et souplesse d'écriture qui bannit l'usage rigoureux du trépied et de cadrage de l'espace caractéristique de Caissy. L'intérêt se tourne donc vers le personnage et sa quête d'une pratique agricole à la fois post-moderne - cherchant des solutions novatrices à l'impasse de l'agriculture moderne productiviste - et archaïques, remettant en vente des semences et variétés ayant disparu des productions modernes depuis longtemps. C'est une belle histoire, joliment racontée à propos d'un personnage à la fois fantasque et loufoque (côté artiste) et extrêmement pragmatique et scientifique (côté agriculteur).


Adam Curtis, The Power of Nightmares

J'ai sacrifié l'opportunité de voir Everything Will Be de la cinéaste vancouverienne Julie Kwan pour voir au moins un des essais filmiques du télé-journaliste britannique Adam Curtis, objet d'une rétrospective et d'une récompense pour l'ensemble de son œuvre de la part du festival. C'était une erreur mais je ne pouvais pas le savoir. La spécialité de Curtis est de fabriquer des mini-séries (trois ou quatre émissions d'une heure) construites autour d'un grand "sujet de société" et, dans cet exemple au moins, composées sur un commentaire rédigé comme un long article-analytique de gauche tel que pourrait le publier "New Statesman", et ensuite "illustré" par tous les moyens visuels ou sonores à portée de main. Cela nous donne des extraits de "Gunsmoke", des scènes de 9/11, la musique de John Barry (Goldfinger et Ipcress File notamment), des archives télévisuelles tout au long du discours. Le but est moins d'ouvrir un débat ou de permettre une réflexion que d'assommer le public avec la démonstration répétée et surimposée des vérités énoncées. L'accompagnement des images et des sons est tout aussi implacable et non "interrogeable" que le discours de fond. La partie la plus digeste et la plus intéressante de tout ce fatras est composée d'interviews car Curtis a quand même pris le temps de chercher à interviewer quelques personnalités pertinentes : Gilles Kepel par exemple, pour comprendre l'évolution du monde musulman dans les années 80 et 90. Sinon c'est pire que Michael Moore (on ne verra pas Curtis à l'écran donc on ne pourra même pas se moquer de son égo surdimensionné) et les pauvres images, tortillées, manipulées, jetées les unes derrière les autres comme une tarte à la crème, n'en peuvent plus d'être ainsi dévitalisées et exploitées. Difficile de faire pire au nom d'une bonne cause. Après tout, on ne peut que soutenir la thèse d'ensemble du film - les néoconservateurs américains étaient, sur le fond, complices des intégristes musulmans dans le sens où la montée des tensions servaient la quête pour le pouvoir des uns et des autres - mais les méthodes déployées pour "convaincre" sont indéfendables, infiniment plus proches de la propagande que d'une interrogation cinématographique.



Out of Mind, Out of Sight, John Kastner, 88 min.

The Secret Trail 5, Amar Wala, 84 min. et

Just Eat It : a food waste story, Grant Baldwin et Jenny Rustemeyer, 75 min.


Trois films qui permettent peut-être de nous interroger sur l'état du cinéma au Canada anglophone. Le premier film "Out of Mind, Out of Sight" de John Kastner a gagné le grand prix du festival ; il s'agit d'un documentaire d'immersion dans une institution - Brockville Mental Health Institute - avec des patients d'un type particulier - ceux reconnus NCR, non responsables pour les crimes ou violences qu'ils ont commis. Autrement dit, ce sont des gens qui souffrent de troubles psychiques graves pouvant entraîner des comportements dangereux pour eux-mêmes ou pour d'autres. Le premier plan nous plonge tout de suite dans le réel conflictuel de ce lieu et dans une certaine forme de cinéma. Nous suivons le personnel qui s'enfonce dans un couloir pour essayer de contrôler un éclatement de violence verbale de la part d'un des "patients/détenus". Entre séquences de rapprochement avec quelques individus choisis, quelques interviews avec des membres du personnel, nous prendrons connaissance de quatre personnages dont un, Michael Steward, sera un objet particulier de l'attention du film et du réalisateur. Peu à peu, le film devient un film sur lui et sur son histoire. Il y a plusieurs raisons pour cela : il est sympathique, tranquille, un beau jeune homme tout en dépression retenue. Son crime est horrible - il a assassiné sa mère dans un coup de folie ; nous nous approchons de sa famille qui crée un fond d'arrière-histoire pour donner de l'épaisseur à cet individu-là, et l'enjeu de sa libération, ou de sa "ré-intégration dans la communauté" comme on le dit, fournit le point d'interrogation qui donnera au film sa fin. C'est joliment mené, un tantinet facile, et ça laisse un peu dans les choux les autres personnages qui avaient été esquissés : Justine, une fille qui n'arrête pas de se trancher le bras ; Carole, sujet désirant droguée au point de ne plus pouvoir articuler ses mots ; Sol, homme musclé, tendu, dont émane un air de violence contenue et d'hostilité irrationnelle. Ces personnages ont aussi leur poids et leur individualité, même si le film ne nous esquisse pas un profil ou arrière-histoire convaincante pour les uns ou les autres. C'est vrai qu'ils sont moins immédiatement sympathiques ; Kastner abuse d'un ton un peu trop savamment complice dans ses interviews, ne nous épargne pas des louches de musique lourde par moments pour signaler l'émotion que nous sommes censés ressentir. C'est un travail efficace au regard de son cahier de charges tel qu'explicité par le réalisateur dans ses réponses aux questions du public. Oui, le film a pour but d'élever la conscience du public de la nécessité de combattre des clichés et des stéréotypes sur les grands malades mentaux qui commettent des crimes. Non, la réponse n'est pas d'enfermer les gens et de jeter la clef de leurs cellules. Oui, ces gens peuvent en sortir et il y a une vie potentielle "après Brockville". Comme le propos de film s'inscrit en faux par rapport à l'orientation très répressive du gouvernement fédéral en ce moment, on suppose qu'un des facteurs permettant au film de gagner son prix était effectivement politique. Cela permet au festival de se placer contre le tout répressif de la politique actuelle. En même temps, des questions persistent, tant sur le fond que sur la forme. D'accord, des personnes même fortement malades peuvent vivre dans la société, même ceux qui ont souffert des spasmes de psychose violents. Mais le film nous montre clairement que ces gens sont maintenus en état de stabilité relative par un cocktail redoutable de produits chimiques, et que leur existence dans une vie sociale normale dépendrait probablement d'un système de suivi et d'accompagnement pour assurer qu'ils prennent leurs traitements. Est-ce que ce système existe ? Peut-il être durable ? Et qu'est-ce qui se passe si un jour il n'est plus là ? Des doutes et des interrogations que le film ne pose pas. Et puis sur le plan formel, comme à la télévision, chaque plan est totalement plein. Le sens coule à chaque image et remplit tous les pores de l'image et du son. Ici tu ressens de l'empathie, ici tu es bouleversé, là repoussé, ici le réalisateur veut choquer, etc. etc. Les seuls moments d'ambiguïté sympathique arrivent, non pas quand on s'approche des patients, mais quand on discute avec les soignants, quand on ressent le détachement et le léger cynisme humoristique avec lequel ils assument leur travail, lorsqu'ils disent leur perception des malades. Sinon, c'est de la télé où le public est invité à s'identifier totalement à l'enquêteur, du journalisme de facture honnête et avec les sentiments du bon côté, fait par un reporter qui, un peu trop visiblement, transmet la haute opinion qu'il a de lui-même.


The Secret Trial 5 est un film sur la manière dont le gouvernement canadien a intériorisé un des plus grands reculs qu'a subi la lutte pour les droits et la justice dans la longue histoire humaine. Il s'agit de la suspension du principe du "habeas corpus" instauré par le Magna Carta dans le 13ème siècle en Angleterre. Selon ce principe, arraché de haute lutte d'un roi impopulaire, nul ne peut être détenu sans accusation et, en conséquence, si on est accusé d'un crime, on a le droit à un procès équitable. Depuis l'attentat du 11 septembre 2001, de nombreux états ont introduit des exceptions permettant à leurs forces de sécurité de mettre des individus, souvent des étrangers, en détention pendant des périodes indéterminées sans devoir ni les accuser, ni les juger. C'est le principe de la prison de Guantanamo que les Américains ont tant de mal à fermer. Et le Canada est entré dans la danse en votant une mesure d'exception - le certificat de sécurité - que les services de police peuvent faire établir contre un migrant, même déjà habitant du pays, qu'ils soupçonnent de liens avec des groupements réputés terroristes. Le film raconte l'histoire de cinq individus tombés dans les rets de ces exceptions au droit commun, et du cauchemar qu'ils ont vécu. Du point de vue de la communication de son message, il est efficace, rondement mené, faisant usage d'archives, de reportages sur des mobilisations et d'infographie. Le mouvement pour leur libération est tracé pendant plusieurs années, et des interviews menées à différents moments de ce processus permettent aux personnages de prendre la dignité et l'épaisseur que seule la durée peut apporter. C'est curieux d'ailleurs que la mobilisation représentée - on voit rarement plus de cinquante personnes dans les manifestations - ait pu avoir l'impact, de toute évidence, qu'il a eu. Le film est aussi un hommage à cette mobilisation persistante et obstinée, et surtout au courage de la femme d'un des victimes, Mohammed Harkat.

Les projections à Toronto dans le cadre du festival ont été des moments très chaleureux et très forts, des occasions d'une complicité totale entre le public, les cinéastes et le festival. Je n'ai jamais vu l'institution d'un festival se mobiliser derrière un film et pour sa cause de la manière franche et ouverte qui était visible ici. Surtout au service d'une question politique dépassant les habituelles mobilisations corporatistes contre le changement de statut des artistes ou techniciens, les coupes dans les budgets culturels. Un très bon film militant, produit pour satisfaire toutes les exigences d'un film diffusable par les médias.


Avec "Just Eat It", nous entrons dans un autre genre de film de démonstration politique : à l'instar de "Supersize Me", où en 2004 le réalisateur Morgan Spurlock se soumettait à un régime très contraignant (que des MacBurgers) pour en tester les effets, ici nous suivons le pari d'un couple d'habitants de Vancouver de survivre pendant six mois seulement avec de la nourriture récupérée, la nourriture jetée, la nourriture gaspillée. L'objet de l'étude - démontrer que l'industrie de production et de distribution alimentaire gaspille énormément de nourriture - n'a guère besoin d'une démonstration. Ce qui rend le film regardable et piquant, ce sont nos deux héros - qui sont par ailleurs un couple marié et la productrice et le réalisateur de l’œuvre. Ce sont des jeunes gens beaux, intelligents, talentueux et qui réagissent avec la même combinaison d'humour et d'énervement que n'importe parmi nous qui s'embarqueraient dans pareille aventure. Ils sont aussi aidés par leur décor : la ville de Vancouver et l'arrière pays de la Colombie Britannique sont magnifiques. Il y a un usage astucieux du graphisme, de la fabrication d'un film qui se raconte et de l'auto-dérision. Tout cela donne quelque chose d'assez mousseux, agréable à consommer, mais qui laisse sur sa faim une fois fini. L'industrie, c'est l'industrie. Ce sont eux. Les consommateurs, ou les excentriques de la consommation, c'est nous. Une mise en scène plus saignante, plus tranchante aurait peut-être permis de comprendre les intérêts en présence dans la reproduction de la gigantesque machine qui nous manipule, qui nous contraint d'y prendre part, et aurait poussé plus loin les possibilités d'en faire rupture. Ici, tout est douceur et gentillesse. L'alternative esquissée consiste soit à faire du petit maraîchage bio et vendre localement, soit de s'engager comme bénévole dans une association de redistribution des produits donnés par les distributeurs. On ne voit pas comment, aussi méritoires soient-elles, de telles actions vont, seules, permettre de bouger les lignes de la société. L'analyse politique manque. Il aurait fallu chercher d'autres interlocuteurs avec une vision plus large que les deux ou trois "experts" convoqués à répétition dans les séquences interviewées. Le film sera diffusé à la télé et dans les festivals sans problème. Un bon divertissement ayant la bonne conscience de participer à une bonne cause. Seule une certaine mièvrerie agace, à la fin. Un peu comme si on avait consommé une glace industrielle légèrement après sa date limite de consommation - sauf que son problème n'est pas la DLC, son problème c'est que, sciemment ou non, elle est fabriquée avec un tantinet trop de sucre.


Le visionnage de ces trois films me fait penser, surtout en comparaison avec la production québécoise, que le cinéma ne semble pas un problème pour les Canadiens anglophones. Il est, à proprement parler, invisible. C'est comme si on était revenu à l'âge d'or de la réalisation invisible qui régnait à Hollywood au milieu du siècle dernier. C'est le sujet qui compte, l'histoire qu'on a à raconter, le scénario et les personnages. Style, forme, choix d'approche, héritages, questionnement du cadre, de l'emplacement, du point de vue, il n'y a qu'au Québec où ces questions semblent encore avoir une certaine consistance, ou du moins, gardent assez d'importance pour devenir des enjeux visibles à l'écran. Sortant de ce festival, on a la curieuse impression d'être de nouveau en présence de deux pays : l'un où le discours est devenu un véhicule, un mode de transmission largement télévisuel et transparent, l'autre où le cinéma reste malgré tout une question en soi.


24/05/2014 Michael Hoare












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