Choses vues ( choses réfléchies )

à Lussas 2013


En face, Jeanne Vaillant,16'.

Un photographe, Jacques Vaillant, visage familier pour les habitués de Lussas, souffre d'un AVC qui ralentit son débit de parole, le pousse à reprendre l'art qu'il avait laissé tomber. Sa fille le filme et surtout l'enregistre dans sa fragilité et sa volonté de continuer. Émouvant.


Les Chebabs de Yarmouk, Axel Salvatori-Sinz, 77'

Un camp de palestiniens en Syrie (Yarmouk), une concentration de blocs d'appartements tout en hauteur, tout en blocs de béton gris, tous couronnés d'antennes paraboliques et de pigeonniers. Entre les nuées d'oiseaux qui virevoltent dans le ciel, les couchers de ciel splendides, on regarde le monde d'en haut, comme d'une cellule de prison en gratte-ciel. On ne sortira jamais dans la rue, on ne verra jamais l'extérieur du camp. Il s'agit d'une bande de jeunes, garçons et filles, tous vers la fin de leurs études, tous réfléchissant sur comment s'en sortir, comment échapper, comment passer à l'étape d'une vie productive. Comme tous les autres jeunes du monde. Et par moments des lectures de lettres, de poèmes d'où sortent la souffrance et les exigences, dont – à la fin, sortant de la bouche de la plus belle – le droit de rêver. Et c'est à ce moment-là, on le sait, que le pays commence à sombrer dans sa guerre civile qui coûtera la vie à certains, inéluctablement.


Annonces, Nurith Aviv, 59'

Sept femmes parlant dans sept séquences distinctes sont introduites par le même ballet formel (pano montrant le personnage en balade chez elle, suite de photos d'enfance en noir et blanc cadré par du blanc, vue actuelle figée permettant ouverture du cadre et une transition vers la couleur suivie par pano sur une source de lumière pour y incruster le nom de la personne et le sujet de son intervention). L'obsessionnelle répétition de cette introduction indique déjà une espèce de rigueur stéréotypante chez la réalisatrice. Ensuite, chaque femme parle à sa manière et à partir de ses expériences personnelles, professionnelles, académiques des « annonces » faites par Dieu ou les anges à Sarah, Hagar et Abraham, Marie, Mohammed et enfin, un peu décalée, la question de la progéniture de Zeus chez les dieux grecs. La voix de Nurith Aviv à la fin nous renseigne sur le propos : voir ce qui, à partir de ces fictions fondatrices de tant d'identités qui se font la guerre, peut nous indiquer des chemins d'acceptation de l'autre et de la paix. Bel exercice de mise en forme, chaque femme a dû concentrer son propos sur une durée de 7 à 8 minutes, reprises et corrigées en collaboration avec la réalisatrice. On se souvient de la psy nommée Sarai qui parle de la guérison d'une femme à la suite de cinq fausses couches, de Barbara Cassel sur l'heureuse multiplicité des dieux chez les grecs, de Marie-Josée Mondzain sur l'espace iconographique ouverte par l'acceptation chrétienne de l'image à l'encontre des deux autres monothéismes. Puis il y a beaucoup d'autres choses car le film se présente plutôt comme un texte de recherche et de synthèse, à consulter en révision, ou dont la bande son pourrait être profitablement lue, ce qui pose question quand même par rapport à la nécessité de son statut de spectacle, de film.


Instructions pour une prise d'armes, Laurent Krief, 60'

Ça commence comme une sorte d'hymne éventuellement homosexuel aux corps de trois jeunes noirs qui courent dans les couloirs de leur école ou se baladent sur des rails de chemin de fer dans une zone déglinguée. Filtre bleu et éclats de lumière hyper contrastés. Musique fournie par Wagner (Parsifal), rock trash, et silence. Cela continue avec une discussion au Liban entre le réalisateur et un homme plus âgé (le père? un parent? du réalisateur) sur la signification géostratégique de la guerre civile en Syrie et le positionnement pro-Assad du Hezbollah. Images du vieux et du réalisateur (vidéo « normale ») contrastent avec les vues saccadées, saturées et contrastées du paysage du Moyen orient. Et, moment le plus fort, le poème de Mahmoud Darwich sur la mémoire d'homme qu'il faudrait assassiner, après avoir achevé sa soif de justice ou de liberté. Cela finit dans une salle de classe entre le réalisateur qui joue au prof, l'équipe de tournage visible, et quelques gamins mignons (rien à voir avec les typés loubards du début) qui lisent/jouent/mettent en scène un développement à partir d'un dialogue (je suppose) de Platon (les Lois? La République? ). Il s'agit de la nécessité de rester accroché à la vraie philosophie quand tous les autres cèdent à la facilité. J'ai quitté la salle quand les références à « l'hypothèse communiste » et au charabia badiouiste devenaient trop explicites. Je veux bien que contenu révolutionnaire s'accorde avec plus ou moins de bonheur à des partis pris formels radicaux. Mais j'ai eu peur ici de nager fort loin dans le n'importe quoi.


Vers Madrid – The Burning Bright, Sylvain George, 150' approx

En mai 2011 et septembre 2012 (entre autres, mais c'est de ces deux mois dont il s'agit dans ce film) la place de la Puerta del Sol à Madrid a été occupée par un mouvement de protestation contre la gouvernance imposée pour sortir l'Espagne des effets de la crise de 2008 et l'éclatement de la bulle immobilière. La plupart des occupants étaient des jeunes soutenus par quelques vieux militants. Les indignés sont nés. Sylvain George y est allé. Ne sachant pas parler l'espagnol, il a tout de même filmé de longues plages de prises de parole, d'ateliers de travail, de discussions jusqu'à l'arrivée du « consensus », expression de la forme d'horizontalité que voulait explorer ce mouvement. La première heure et demie de ce film est passionnante, précisément parce qu'il suit de près ce processus.

Après, l'intérêt baisse un peu car on passe aux vagues de répression. L'ambiance change, l'espoir de pouvoir construire une nouvelle manière d'être se transforme en haine contre ceux qui veulent par la matraque ré-imposer l'ancien, et interdire la résistance.

Le travail de George a le mérite de mettre en scène surtout la volonté et la parole. Ses choix formels (noir et blanc fortement contrasté, cadre 4/3, caméra à la main, montages « poétiques » un peu appuyés pour ponctuer ses séquences « politiques » ont l'avantage de créer un regard un peu distancié pour le spectateur, et ne sont pas trop inutilement esthétiques. Juste le passage aux couleurs sur une séquence de fleurs et de ciel laisse perplexe. Oui, c'est beau les fleurs. Est-ce qu'on a vraiment besoin de ce "sur-sens".

Par quelques mails reproduits à l'écran, nous comprenons que le cinéaste a développé des liens avec les militants du terrain et qui commentent le passage de l'espoir à la rage.

Donc on finit le film avec un sentiment mi-figue mi-raisin. Faut-il saluer la mise en forme de la nouveauté de la révolte des indignés, dire son ennui devant tant de plans de méchants flics qui matraquent de sympathiques manifestants, exprimer son exaspération au "sujet-je" qui se place machinalement au centre du regard toutes les quinze minutes par quelque interlude "poétique".

Puis Sylvain George arrive, casquette bien accrochée, habillement crypto-ouvrier et il ouvre la bouche. Catastrophe !

George lui-même commentant son travail est insupportable à entendre. Son ego prend toute la place et le mot « je » domine pesamment son récit de l'aventure. De même la désinvolture avec laquelle il a imposé un « nouveau » montage avec seul sous-titrage en anglais à un public de francophones (forçant la main, on le suppose, aux organisateurs du festival) en dit long sur l'importance qu'il donne à l'échange avec son public. Dans son discours, il n'y a que lui. Heureusement ce n'est pas le cas de son film. Et celui-ci vaut la peine d'être projeté, regardé, réfléchi, discuté, au moins pour sa première partie. En compagnie si possible de quelques "indignés" espagnols et en évitant à tout prix d'inviter le cinéaste.


Fifi hurle de joie, Mitra Farahani, 96', Etats-Unis,

Avant de me lancer dans un commentaire, je reproduis le résumé paru dans le catalogue de Lussas : « Bahman Mohasses est un peintre iranien exilé à Rome depuis 1954. Lorsque Mitra Farahani le retrouve dans sa chambre d'hôtel italienne, c'est un vieil homme, dandy solitaire, qui ne crée plus depuis longtemps. S'il accueille la visite de la caméra avec méfiance, la jeune cinéaste parvient peu à peu à l'amadouer. Le maître livre alors, avec tout l'humour et la spiritualité acerbe qui le caractérisent, le récit de sa vie, le rapport compliqué à son œuvre et à son pays qui l'a oublié. Un dialogue complice s'engage et se dessine alors une réflexion sur la création, la notion de testament et la place accordée à l'art dans une Histoire tourmentée. »

Plusieurs choses seraient à développer à partir de cette description. Premièrement que Bahman Mohasses est un grand, un vrai, un artiste qui à travers ses toiles et ses sculptures communique une vision du monde et des êtres faite de cris de colère, de détresse, de désespoir. Ensuite, que dans sa rage d'avoir été éjecté par les autorités de sa société (il l'était déjà par le Shah, encore plus par les Ayatollahs) il a détruit une bonne partie de son œuvre qui n'existe que par des reproductions photographiques qui nous sont montrés dans un catalogue. Troisièmement que Mohasses, au moment où la cinéaste le trouve, est un homme malade, très malade même, fanatiquement accro aux cigarettes mais souffrant de maladies du poumon qui devraient les lui interdire. D'où le côté bizarre, sardonique d'un esprit épris de bons mots assassins et de remarques acerbes sur le monde qui l'entoure, mais qui n'arrête pas de passer de ricanements obsessionnels à des quintes de toux irrépressibles signes d'une mort qui ne va pas tarder à se pointer. Quatrièmement, que la cinéaste en question est belle, ou du moins mignonne - on ne verra jamais son visage même si on perçoit le silhouette de son corps et on entend bien sa voix - et qu'elle use consciemment de ses pouvoirs de séduction auprès du vieux pour le faire jouer le jeu dont elle a besoin pour faire son film. C'est ce qui donne tout le sel au mot lancé par Mohasses que même si la cinéaste est trop jeune pour avoir connu l'URSS, elle recevra sans doute le prix Jdanov du réalisme socialiste pour son travail. Cinquièmement la cinéaste en question intervient activement dans la mise en scène, non seulement de son film, mais dans la fin de la vie de son sujet, en organisant le contact avec deux riches amateurs d'art ( et artistes ) du Golfe qui lui achètent l'ensemble de sa collection pour un prix qui sera l'objet d'âpres négociations, qui lui passent commande pour une œuvre d'une taille et d'une inspiration importante. Lors de ces discussions on ressent la complicité de la cinéaste avec les commanditaires, un couple d'homos assez extravagants issus d'un royaume pétrolier friqué, une complicité qui se joue sur le dos de l'artiste et en partie contre lui. C'est la mise en scène de cette commande, les plans tournés dans les rues de Rome à la recherche de toiles et de couleurs, qui amènent le clou du film. Le tournage de certaines de ses sculptures, déjà achetées, contre une lumière rase jetant des ombres nettes contre le mur est interrompu par ce qu'on entend sur la bande son - le début de l'hémorragie de Mohasses, sa conscience qu'il est en train de mourir, le moment de sa fin.

Sixièmement, Mohasses adore Le Guépard de Visconti et le film est cité par la musique, par des scènes (Cardinale perdue dans les salles fermées du château découvrant un tableau qui l'écrase par sa taille - le discours énoncé par Lancaster dans la dernière scène évoquant la fin de la règne des guépards et des léopards, l'arrivée de celle des hyènes et des chacals). Farahani utilise ces références pour donner une profondeur au personnage de Mohasses, indubitablement un guépard perdu dans son temps, et aussi pour pointer une septième dimension - la participation de Mohasses comme co-réalisateur, ou plutôt scénariste, de son propre film. La voix du peintre à plusieurs moments indique ce qu'on devrait voir ou entendre à tel ou tel moment du film, comme s'il avait tout imaginé dans sa propre tête. C'est vrai pour sa mort comme pour une bonne partie du reste.

Et le film finit par provoquer un malaise. C'est vrai que c'est une œuvre d'art multidimensionnelle étonnante, un couteau, comme disait MacDiarmid à propos de la poésie auquel il aspirait, qui coupe plusieurs tranches en même temps. Mais c'est vrai aussi que le "réalisme socialiste" pointé avec ironie par Mohasses est bien là. L'ambition du "coup" réalisé aussi. La cinéaste savait son sujet près de la mort. Elle provoque l'agitation de la dernière commande, la rencontre avec les commanditaires, ostensiblement afin de pouvoir peindre l'artiste au travail. Mohasses est lui-même complice de cette machination. Le fait qu'il crève avant de pouvoir jouer le jeu n'est pas de sa faute, encore moins celle de la cinéaste, n'est-ce pas ? Un accident imprévisible, n'est-ce pas ? Ou un désir de mort mélangé au désir de montrer sa maîtrise totale de son sujet et de sa mise-en-scène ? Réaliser son désir d'être cinéaste sur le dos d'un vieil exténué, est-ce répréhensible ? Est-ce que cette question a encore un sens dans notre époque de responsabilité individuelle inexistante, du marché total où tout ce qui compte c'est le résultat de l'opération, le bénéfice sur investissement, pas les coûts collatéraux ? J'aurais quand même envie de prolonger de quelques mots le titre du film annoncé " Fifi hurle de joie - une mise-en-scène documentaire de la mort d'un artiste ". Au moins le public serait prévenu.



Barbara Meter et Uta Aurand

Dans les "fragments d'une œuvre" cette année, nous sommes entrés dans l'univers un peu particulier de Federico Rossin, jeune italien sympa, qui souhaite explorer le versant "expérimental" ou "avant-gardiste" de la rencontre entre le monde et les capacités perceptives et représentatives du ciné-œil. Tenu dans ces séances par les besoins de traduction, l'expérience me renvoyait quarante années en arrière quand j'avais regardé avec fascination les longs zooms en avant de Michael Snow (Wavelength) ou d'autres bricolages autour de la lumière et la projection par toutes sortes de gens de Andrew Warhol (côté long) à Norman MacLaren (côté court). A l'époque, on était dans la volonté d'étendre sa conscience, de trouver de nouvelles manières de percevoir, d'entrer si possible en transe. Le scintillement d'objets aléatoirement disposés sur un écran semblait un moyen aussi valable qu'un autre pour atteindre ces objectifs. C'était rigolo, c'était inventif, cela prenait la lumière et la pellicule imprimée comme matière première d'un art comme les huiles ou les pinceaux seraient la matière première de la peinture, c'était très années soixante et très ludique. Cela coûtait (peu) d'argent mais cela ne faisait pas de mal. Mais c'était un mouvement bien de son époque, un peu comme un pendant esthétisant du "cinéma vérité".

C'est pourquoi tous ces films de Mesdames Meter (hollandaise) et Aurand (allemande) me semblaient incroyablement datés lors de ces séances. Andante non troppo (des prises muettes montées dans la caméra et tournées en cadre fixe d'une fenêtre de passants dans une rue) ou Quay (des vues en avant, en arrière, en ralenti, en accéléré d'un bateau qui accoste) me semblent provenir des années soixante, alors que la date affichée pour la première est 1988 et la deuxième 2003. On chercherait en vain chez Mme Meter une émotion ou un sens au-delà de ce continuel et fastidieux "jeu" formel avec lumière, coupe, angle, scintillement pris dans une fascination béate avec elle-même, ce qui explique la vaste désaffection du public. Les séances commençaient pleines (le public de Lussas est jeune et curieux) et finissaient (presque) vides. On peut se passionner pour la magie des prouesses optico-mécaniques de la caméra Paillard Bolex, mais quand même se demander pourquoi on est obligé de s'asseoir dans une salle obscure pour le seul plaisir d'admirer de la lumière reflétée sur un écran des heures durant ? En réalité, l'ennui s'installe très tôt. Parmi les films d'Ute Aurand, "Here it is very nice at the moment", et "Building Underground" se distinguent parce qu'ils racontent, malgré le - ou en dessous du - formalisme et de la fascination avec la surface, une histoire. Il y a des personnages et une relation dans le premier, un processus dans le deuxième. Car il y a dans ces films, me semble-t-il, un malentendu dès le départ sur l'identité du cinéma. Le cinéma est un art du temps et des voix, on est d'accord, comme la musique et la radio. Le cinéma est un art d'images, on est d'accord, comme la photo ou la peinture. Mais lorsqu'on met les deux facteurs ensemble - Gilles Deleuze en a amplement exploré les coins et les recoins des conséquences - il devient clair que le spectateur refuse de rester à la surface abstraite de l'image. On lui prête immédiatement sens. On le lit comme un énoncé. Et cette lecture invite à une suite. Si la suite est simplement une invitation à contempler l'image projetée dans sa répétition, ou dans son refus de suite, l'exercice devient vite frustrant et lassant. Ou alors il faut projeter ces films dans une galerie d'art, illuminée, où on peut se balader d'un écran à un autre et où une détermination par le spectateur du rythme et d'une réflexion active sur la chose vue devient possible. Un public dans une salle noire est prisonnier du temps de la projection, et du caractère unique du l'objet spectacle projeté. Le seul exercice actif offert à ses facultés d'intelligence et de mobilité corporelle serait d'utiliser ses pieds pour gagner la sortie, ce qu'ont fait de nombreux spectateurs. C'est pourquoi la projection de ces films dans un festival "documentaire" où les gens s'attendent à participer à des récits, des découvertes est une gageure dont on peut interroger la pertinence.


Margaret Tait est celle qui, dans certains films, assume avec les mêmes techniques et les mêmes instruments le profil du poète. Chez elle, le "jeu" semble moins immédiatement renvoyer vers un "je" artiste attaché à vouloir surplomber et sur-déterminer l'ensemble du processus. Le Portrait de Ga en 4 minutes de chanson folklorique jouée à la clarinette, bruits et paroles off nous montre une vieille femme maigre comme un clou, fumant comme une cheminée, adorable de grâce et d'humour au milieu des paysages du village et de la côte écossaise. Ce qui nous imprègne à partir de ces images et ces sons c'est tout l'amour que ressent la cinéaste à son égard, émotion très forte et immersive. A un moindre degré, cette émotion, cet attachement ressenti par la cinéaste à l'égard du sujet de son film sera un des traits dominants du travail de Mme Tait, et en général (pas toujours) le sauve du formalisme et de l'ennui qui accompagnent les films de ses pairs. Le portrait de Hugh MacDiarmid m'a permis, par la recherche qu'il a provoqué, de découvrir une grande figure de la poésie du 20ème siècle. Pour cette seule raison, je serais reconnaissant envers ce programme.


Drahima Vihanova

Avec Mme Vihanova nous quittons le domaine de l'art expérimental pour revenir de plain-pied dans celui du cinéma conçu à la fois comme art de raconter des histoires avec la cinématographie et des sons, et comme art de faire des portraits.

Sans vouloir ignorer la richesse de chaque film, pointons trois caractéristiques que je développerais volontiers dans un petit article si j'avais accès aux films de la sélection que je n'ai pas pu voir.

Une caméra très présente et très mobile, couvrant le sujet de multiples angles et distances, où la beauté d'un cadre, souvent fugace, n'est jamais prétexte pour une contemplation, mais plutôt une pièce du puzzle photographique que constitue le portrait - souvent les films sont des portraits - du sujet. C'est un cinéma conscient de sa racine photographique mais qui ne se piège pas dans une contemplation fascinée de son pouvoir de créer des effets de lumière, mais qui est constamment dans la photographie de quelque chose ou de quelqu'un, en rapport avec quelque chose ou quelqu'un. Le signifié n'est pas noyé dans une fascination pour le signifiant. C'est un art double, conscient de lui-même sans être pris au piège de cette conscience, orienté en même temps vers la représentation de ce qui n'est pas en lui. Le monde donc. Ou les autres.

Un montage nerveux, parfois agité, composé à partir des multiples angles et nombreuses prises, qui ne nous laisse pas nous reposer. Parfois, comme dans l'étonnant "Questions for Two Women", le sujet est construit de toutes pièces à partir du seul montage car rien dans la vie, sauf... mais on y reviendra, relie les deux vies décrites - une vendeuse de tickets dans une gare qui s'entiche pour la poésie et est submergée par ses manuscrits non publiés, et une chercheuse scientifique plutôt méthodique et bien rangée, à part le montage. Des gestes, des sens sont coupés et entrecoupés de manière étonnante, rappelant les montages de Welles par sa virtuosité et l'impression de sauts soudains et inattendus. Le montage couvre l'effet unificateur qui est le moi-cinéaste, visible et explicite dans ce film, pointant le fait que le sujet du film est précisément la fascination de la réalisatrice pour ces deux vies, et c'est la seule chose qui les tient ensemble dans le film. Ou j'exagère, deux femmes créatives et inventives sont filmées par une troisième femme créative et inventive. Ce qui unit, c'est la créativité et l'inventivité.

Et troisième point, l'intérêt pour le fait humain. Ou plus exactement, le fait que tous ses films sont des exercices d'empathie humaine hautement développée. Que l'on soit pianiste cherchant malgré le temps et les effets inévitables de la vieillesse à maintenir sa maîtrise du difficile 5ème concerto de Beethoven (Variations on the Theme - Seeking the Form - rencontre de Frantisek Rauch, pianiste) ou ouvriers du métro de Prague ou encore vieux paysan tchèque allemand vivant les derniers jours de sa vie sur une ferme parmi ses chèvres, ses tâches quotidiennes et sa religion, l'empathie est pleine et entière. Il y a une générosité et une extraordinaire chaleur dans le regard, transmis par les paroles d'échange ou d'entretien, par la distance et la proximité des prises caméra, par la polyphonie soignée de la bande son.

On devine dans le documentaire volontairement reconstitué et joué : "Fugue on the Black Keys" que sa fiction serait imprégnée des mêmes qualités. Mais je n'ai pas pu voir "Wasted Sunday" qui, pour des raisons liées à l'inscription du film dans la grande Histoire, a été son unique tentative de long métrage de fiction.

Un beau et grand cinéma, et je suis reconnaissant envers Lussas de m'avoir permis cette découverte.


No Gazaran!, Doris Buttignol, 90', France,

Résumé paru dans le catalogue de Lussas :

« L'alerte est lancée dans le Sud-Est de la France début 2011 : le gaz de schiste arrive dans nos villages, nos paysages, nos vies ! Le gaz de quoi ? Carnet de route d'une mobilisation citoyenne imprévue, le film témoigne des soubresauts d'une société prise au piège d'un modèle économique en crise en suivant pendant deux ans l'organisation d'un mouvement de résistance historique qui va faire reculer les industriels et l’État. »

Ce film a l'avantage d'exister. Il témoigne de la révolte forte et très largement répandue dans l'ensemble des populations concernées face aux perspectives de recherche et d'exécution de projets d'extraction du gaz ou du pétrole de schiste. Deux séquences - une tournée en Ardèche où on reconnaît la présence de Monsieur le Maire de Lussas, et l'autre en Seine-et-Marne dans la grande banlieue parisien - montrent jusqu'à quel point les gens s'opposent au saccage de leurs terres, de leurs paysages, de leur environnement en vue d'extraire encore plus d'énergie fossile des profondeurs du sol. Parce qu'il témoigne et transmet la vigueur et la force de cette révolte, le film mérite d'être projeté, discuté, vu et commenté.

Mais il a aussi plusieurs inconvénients. On navigue entre un sujet "Envoyé spécial" mal fichu et de tournages engagés et des discours militants qui n'arrivent pas à constituer une histoire. Une séquence d'animation "explique" les conséquences du pompage des produits chimiques dans les sous-sols de la terre, mais d'un point de vue stylistique cloche avec le reste et n'est absolument pas situé dans la mise-en-scène. Un commentaire tient ensemble une série de séquences qui manquent d'architecture et de cohérence. Le retour répétitif vers un tournage dans des cavernes noyés, donnant de jolies images bien organiques, finit par devenir un "truc", voire un bouche-trou. Ma propre expérience avec les foyers d'immigrés (Réhabilitations) me met en garde contre la structure "série de reportages pour la bonne cause". Cela ne donne rien comme émotion ou comme conviction et cela n'accumule aucune énergie ou force du point de vue du cinéma.

Côté humain tout de même, la projection en plein air à Lussas a pris un virage navrant lorsque la réalisatrice manifestait devant le public sa totale inconscience quant à la faiblesse de son travail, et la porte-parole du festival persistait à vouloir imposer le mot "œuvre" à un film projeté essentiellement pour sa valeur de représentation de la mobilisation militante qui a fortement secoué la région. Dommage quand même. Le sujet mérite mieux.



Les films allemands


La sélection de documentaires allemands se centrait sur deux grandes thématiques : quelle résolution trouver pour les horreurs du passé ; quelle distance trouver avec les horreurs du présent. Il faut éviter de verser dans la caricature, mais ou bien à cause du corpus, ou bien à cause des critères de sélection et du regard des sélectionneurs - je ne m'y avancerais pas -, quelques adjectifs émergent : on ne rit pas beaucoup, c'est du sérieux. Les films s'attaquent à des sujets clefs de la société, l'économie et l'histoire allemande, c'est du solide. Le cadrage est soigné, les couleurs belles et correctement éclairées, le montage efficace et parfois exhaustif, c'est du rutilant. Mais on parle de documentaire ou de Mercedes ? L'âme d'une nation ou produits d'une culture formatée ? Lors de ces séances, la question n'a jamais été posée en ces termes, mais, spectateur, on n'y échappait pas.


Thomas Harlan - Wandersplitter, de Chrisophe Hübner et Gabriele Voss, 2006, 96', Allemagne.

La longue interview avec Thomas Harlan, était surtout tournée vers le passé. A cause de sa biographie - fils du cinéaste fétiche du 3ème Reich et enfant hitlérien ne posant pas trop de questions, jeune adolescent à la libération étonné par l'humanité des occupants russes, écrivain et dramaturge dans la période post-guerre, pourfendeur des notables démocrates-chrétiens qui étaient d'anciens notables Nazis reconvertis. Jusqu'à ce qu'il découvre que ce n'est pas quelques individus qu'il fallait dénoncer, mais toute la société et toute l'élite de l'Allemagne fédérale. Et vers la fin, il chante les louanges de la nouvelle génération allemande, celle qui dans ses paroles rayonnent avec tout un autre esprit que celui de la génération de leurs parents et leurs grand-parents. Harlan est filmé dans la chambre de son sanatorium dans les Alpes, il était malade, mais encore intellectuellement vigoureux. Le tournage est propre et le montage fonctionnel, une mise en scène sobre qui nous épargne les flash-backs et autres citations à la Marcel Ophuls et qui valorise d'autant plus le personnage et sa vivacité intellectuelle. Son développement sur l'importance des procès "vérité et réconciliation" selon le modèle établi par l'Afrique du Sud est excellente. Il suggère que l'impasse faite par la société allemande (et française on pourrait ajouter) sur sa collaboration avec le projet hitlérien ne peut qu'être porteur de mauvaise conscience et de mensonges s'il n'est pas évacué par la reconnaissance de la vérité. Ce qui n'a jamais été le cas. Un testament intellectuel et humaniste de quelqu'un qui ressent de manière très intérieure toutes les tensions éthiques de la période que sa vie a traversées.


Au centre de la terre, il y a le feu, Bernard Hetzenauer, 2013, 78', Autriche

Une autre dynamique de cinéma est mise en jeu dans le film du jeune Bernard Hetzenauer car, d'abord il parle à la première personne, donc d'un "je" identifiable et nous se présente d'emblée dans une quête personnelle, voire intime. Ensuite le film est organisé autour d'un dialogue comme dans certains textes philosophiques de Diderot ou autre. Son interlocutrice est une juive d'origine tchèque-allemande, presque centenaire, réfugiée en Équateur depuis 1939. Dans le dialogue qui s'engage, il y a une volonté de guérison mutuelle, de libération réciproque du poids du passé. Lui parce qu'il n'a jamais réussi à surmonter le silence familial autour du nazisme de conviction de son grand-père. Elle, de manière moins explicite peut-être, parce que le film lui permet d'aller à la fin de son rapport long et compliqué avec le théâtre et la représentation de soi. Dans certaines séquences où on la voit en train (toujours) d'exercer son métier de thérapeute auprès d'Équatoriens hispanophones. On se pose la question de la place de ces plans dans le film jusqu'au moment où le réalisateur lui-même devient sujet de la thérapie, et d'une exploration/explication menée à deux. Autre bel élément de ce film : le fait qu'elle ait été la "photographe de la famille", et la redécouverte des bobines de 16mm qu'elle a tournées en arrivant dans le pays. L'exploration d'une manière d'être apaisée avec le monde qui passe par la discussion des images, le film comme cadre extérieur et objet intérieur de l'histoire qu'on nous conte - c'est malin comme du Hitchcock et finement mis en scène, n'interférant jamais avec l'importance primordiale donnée au jeu entre les personnages. Beau film.


Ortung, Marco Kügel, Eduard Stürmer, et toute une équipe d'étudiants en anthropologie et en cinéma, 2013, 92', Allemagne.

Dans ce film, les réalisateurs nous font plonger dans le passé et le présent d'un lieu, un terrain d'entraînement militaire, qui depuis la première guerre mondiale a assumé différentes fonctions dans les Allemagnes historiques successives. C'est un vrai film d'archives. Des lettres sont lues et signées, des photos sont montrées et datées, des rapports, des ordres, des journaux intimes évoquent de manière efficace notamment la période de la guerre où le terrain est devenu un camp de concentration pour prisonniers de guerre. Quelques personnages du présent sont marquants, particulièrement l'animateur d'un musée du lieu, celui qui dit que les 12 ans du Reich censé durer mille ans hanteront les Allemands effectivement pendant les prochains mille ans. Plutôt comme cauchemar que comme exploit. Le caractère collectif et estudiantin de la réalisation expliquent peut-être quelques passages trop longs, quelques séquences qui n'ajoutent pas grand chose (les soldats qui passent leur Noël au camp, la scène du carnaval à la fin). Mais c'est une bonne réplique aux questions posées par le séminaire de Comolli et Lindeperg sur l'importance de toujours situer les archives. L'épaisseur de l'histoire est respectée dans le fond et la forme et de ce point de vue, c'est un travail de géologue audiovisuel (examinant les couches successives de la vie d'un lieu) remarquable.



Le troupeau des fidèles, Romuald Karmaker, 90', 2011, Allemagne.

Work hard, play hard, Carmen Losmann, 88', 2011, Allemagne


Deux films sur les horreurs, ou les imbécillités du présent.

Karmaker utilise l'ironie et une caméra à la fois très présente, très mobile et très moqueuse pour caractériser la folie de marketing et de la vanité commerciale qui s'empare de la ville de Merkl en Bavière au moment où un de ses fils, le cardinal Ratzinger, est sur le point d'être nommé Benoît XVI. Quelques dizaines de minutes plus tard, nous voici à Rome pour regarder des foules qui attendent leur tour pour rendre hommage au corps du défunt pape Jean Paul II. Il nous rappelle par la multiplicité de micro-événements filmés que des foules sont à la fois un être collectif et une masse d'individus. Ce que Karmaker capte et ce qu'il scrute en même temps est un phénomène d'émotion collective, de l'émoi qui permet aux gens de faire des choses extraordinaires, par exemple attendre dans une queue pendant 15 heures, ou de pleurer et applaudir à tout rompre on ne sait quel événement rituel sur la grande place de Saint Pierre. On n'aura jamais le contre-champ de tous ces visages en larmes - pas grave, c'était à la télé - et c'est indiqué dans le film. La voix du réalisateur est totalement absente mais son regard et son montage en disent des tonnes sur cette manifestation de ce qu'il considère comme exemple contemporain du genre de folie collective qui a pesé de son poids dans l'histoire de l'Allemagne.

Le film de Carmen Losmann est moins drôle, c'est plutôt de l'ordre de l'auscultation, une échographie des techniques d'aliénation et d'exploitation modernes. France Télécom et ses "employés suicidés" vient à l'esprit souvent, tant les nouveaux gourous en gestion de ressources humaines cherchent à faire intérioriser la responsabilité de l'individu pour le succès de son équipe et de son entreprise. Recettes pour démolir les résistances personnelles, recettes pour faire adhérer l'individu à la destruction de son propre travail, recettes pour la mise-en-abîme du simple respect qu'on a pour soi-même. Détaillé, précis, implacable, l'analyse n'est accompagnée par, et n'en a nul besoin, aucun commentaire syndical ou socio-psychologique. En tant qu'ancien étudiant en sociologie - que je croyais dans les années soixante une discipline progressiste - j'ai été émerveillé de voir à quel point les sciences humaines sont utilisées pour transformer l'humain en chair à pâté pour la rentabilité des propriétaires. Je ne sais pas si Messieurs Bourdieu, Veblen et Durkheim y reconnaîtraient leurs petits. L'impression est forte que nous sommes arrivés au bout d'un cycle : l'exploitation de l'homme par l'homme, autrement dit le salariat, arrive à sa phase ultime, la transformation de la conscience humaine en productrice de la plus-value optimale au prix de sa propre destruction. Pour bientôt, l'exploitation de l'homme par des machines. Seule question dont le film fait l'impasse : où est la révolte ?


Michael Hoare